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Gastronomie et alimentation


Bagel et smoked meat ou le goût juif de Montréal

par Olivier Bauer
Olivier Bauer est professeur agrégé à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne. Il s’intéresse particulièrement à la relation qui unit la nourriture et la religion.

Ni le boulanger juif de Vienne qui créa en 1663 un petit pain en forme d’étrier (Beugel en allemand) en l’honneur de Jan Sobieski, roi de Pologne, ni Aaron Saft, cet immigré roumain qui ouvrit en 1884 la première boucherie cacher de Montréal ne se doutaient qu’ils bouleverseraient profondément les habitudes alimentaires des Montréalais. Et pourtant, au cours du XXe siècle, le bagel et la smoked meat sont devenus les nourritures iconiques de la métropole québécoise. Or ce sont deux nourritures typiquement juives ashkénazes et l’on peut s’étonner qu’elles soient devenues emblématiques d’une ville dans laquelle les Juifs ne formèrent jamais plus qu’une minorité.

On va voir « comment ? » et « pourquoi ? », mais on commencera par préciser « quoi ? ».

« Quoi ? »

On connaît le bagel, c’est un genre de pain rond avec un trou. Mais le bagel montréalais est un bagel particulier dont la saveur est unique, souple et doux. Il le doit tant aux ingrédients qui le composent – on ajoute à la pâte du malt et des œufs – qu’à la manière de le préparer – artisanalement, manuellement, d’abord bouilli puis cuit dans un four à bois. Il se vend nature ou couvert de graines de sésame ou de pavot ; il s’achète à la pièce, mais de préférence par six ou par douze ; il peut être consommé sur place ou emporté pour une consommation ultérieure ; mais il ne peut être conservé longtemps, car il sèche rapidement et perd alors ses qualités gustatives ; il est souvent tranché dans l’épaisseur et garni de fromage à la crème ou de saumon fumé. Outre sa fonction gustative, il remplit encore une fonction symbolique : sa forme circulaire évoque D.ieu, l’infini ou l’éternité et son trou rappelle que le manque et le vide font aussi partie de la vie.

On connaît moins le ou la smoked meat – le smoked meat étant le sandwich fabriqué avec la smoked meat. C’est un aliment à la mode de Montréal, le résultat d’une recette métissée, juive ashkénaze mais familière à plusieurs pays d’Europe centrale. Elle est préparée avec des pièces de bœuf de l’Alberta assaisonnées avec un mélange d’épices forcément tenu secret – à peine sait-on qu’il inclut du gros sel, du poivre concassé, de l’ail, des herbes et du sucre -, marinées pendant une semaine, fumées pendant plusieurs heures, réchauffées à la vapeur, découpées à la main en tranches très fines, servies sur une assiette ou sur du pain de seigle, de préférence assaisonnées de moutarde et accompagnées de cornichons.

« Comment ? »

C’est en posant la question du « où ? » que l’on pourra répondre à celle du « comment ? ». Car les plus anciens delicatessens comme les bageleries les plus typiques et les plus renommées se trouvent sur et autour du boulevard Saint-Laurent – The Main pour les anglophones. Cette localisation n’est pas innocente, puisque c’est sur ce long boulevard qu’au début du XXe siècle, s’installèrent les immigrants juifs, d’abord près du port puis en remontant le boulevard vers le nord. Et c’est pour offrir aux ouvriers et aux ouvrières de la confection – le Schmatte Business – une nourriture à la fois cacher et bon marché que s’ouvrirent les premiers delicatessens et les premières bageleries : le British-American Delicatessen à la hauteur de la rue Ontario (fondé en 1908 par Herman Rees Roth) ; le B. Krawitz Delicatessen au coin de la rue Duluth (entre 1910 et 1912 par Ben et Fanny Krawitz) ; le Fairmount Bagel à deux blocs de là (fondé en 1919 par Isadore Schlafman) et chez Schwartz entre l’avenue des Pins et la rue Duluth (fondé en 1928 par Reuben Schwartz). Mais, signe du lien intime et profond entre bagel et judaïsme, les bageleries ont suivi les mouvements de la population juive : du boulevard Saint-Laurent vers le Mile-End, vers Outremont, Mont-Royal, Saint-Laurent, puis vers l’ouest de Montréal : Côte-Saint-Luc, Hampstead, etc. Mais les Juifs de Montréal n’auraient pas suffit à rendre iconiques les bagel et la smoked meat. Il aura fallu qu’une clientèle non juive s’en empare, ce qui se produisit dès la fin des années soixante.

Mais revenons sur Saint-Laurent ! Outre sa fonction d’accueil, le boulevard remplit aussi le rôle de frontière. Administrativement, il partagea la ville de Montréal entre l’est et l’ouest. Symboliquement, il la sépara – et la sépare encore un peu – entre un Montréal francophone à l’est, et un Montréal anglophone à l’ouest ; le Montréal des immigrants et le Montreal juif en particulier se retrouvant au milieu. Le long de Saint-Laurent, la communauté juive, servit tout à la fois de tampon et de trait d’union – parfois aussi d’exutoire ou de bouc émissaire – entre les deux communautés linguistiques. Il paraît indéniable que l’implantation des bageleries et des delicatessens à la frontière des deux communautés linguistiques, a participé au succès du bagel et de la smoked meat. Tout en restant des nourritures juive, ils ont pu séduire tout à la fois les clientèles francophones et anglophones, servant même de pont gastronomiques entre la majorité chrétienne et la minorité juive.

« Pourquoi ? »

Montréal a consacré le bagel et la smoked meat comme ses nourritures iconiques. On pensera que si Montréal les apprécie, c’est bien entendu qu’il en aime le goût. On pensera aussi que c’est parce que Montréal aime les lieux où ils s’achètent, ces delicatessens et ces bageleries qui comptent parmi ses plus anciens commerces, qui restent souvent les rares survivants d’une autre époque et qui aiment à cultiver une certaine forme de nostalgie. On pensera enfin que Montréal est fier de ces deux aliments, qui métissent ou synthétisent les principales cultures qui le formèrent, européenne et nord-américaine, juive, francophone et anglophone. Adopté, adapté, le bagel de Montréal se rapproche et se démarque de l’obwarzanek polonais et du bagel new-yorkais. La smoked meat Montreal-style adapte à son goût des recettes classiques de viande fumée.

Ils ne sont pas si nombreux les éléments d’un patrimoine que chacune et chacun peut revendiquer être le sien.

Pour en savoir plus :

Anctil, P. (1997). Tur Malka : flâneries sur les cimes de l’histoire juive montréalaise. Sillery, QC : Septentrion.

Balinska, M. (2008). The bagel: the surprising history of a modest bread. New Haven: Yale University Press.

Bauer, O. (2015). « Le bagel, la smoked meat, les bageleries et les délis sont une part du patrimoine culinaire de Montréal ». Papyrus : Dépôt institutionnel numérique de l’Université de Montréal, 20 pages. Consulté le 27 juin 2016 à l’adresse http://hdl.handle.net/1866/12213

Harris, E. (2009). « Montreal-Style Smoked Meat. An interview with Eiran Harris conducted by Lara Rabinovich, with the cooperation of the Jewish Public Library Archives of Montreal ». Cuizine: The Journal of Canadian Food Cultures / Cuizine: revue des cultures culinaires au Canada, 1(2). Consulté le 13 octobre 2015 à l’adresse http://id.erudit.org/iderudit/037859ar

King, J. (2002). Les Juifs de Montréal : trois siècles de parcours exceptionnels. Outremont, Québec : Carte blanche.

Nash, A. (2011). « Smoke and Mirrors? Montreal Smoked Meat and the Creation of Tradition ». Dans H. Saberi (dir.), Cured, fermented and smoked foods: proceedings of the Oxford Symposium on Food and Cookery 2010 (p. 211-220). Totnes, England: Prospect Books.

Pinsky, M. (sans date). « Smoked Meat – Schwartz’s (Montreal Hebrew Delicatessen) ». Museum of Jewish Montreal. Consulté le 27 juin 2016, à l’adresse http://imjm.ca/location/2364

Sax, D. (2009). Save the deli: in search of perfect pastrami, crusty rye and the heart of Jewish delicatessen. Toronto: McClelland & Stewart.

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